Ce texte a été rédigé à la demande de l’association française  Fédération Inter-enseignements de Hatha-Yoga (FIDHY) et a été publié dans le “FIDHY Infos N°92“.

Comment les enseignants de yoga peuvent-ils vivre la responsabilité sociale ?

par Alexandra Eichenauer-Knoll
intervenante de la BYO, fédération autrichienne de yoga, à l’occasion des ateliers des 50 ans de l’Union Européenne de Yoga.

YAMA ET NIYAMA EN TANT QUE COMPOSANTES PÉDAGOGIQUES

Enseigner le yoga est un métier merveilleux. Car le service que nous vendons ou mettons à disposition contre des dons est très efficace. Il suffit de 90 minutes de pratique d’asanas pour que des personnes qui sont venues fatiguées et surmenées, peut-être avec un dos douloureux, quittent le studio d’une humeur joyeuse et beaucoup plus détendue. C’est sans doute cette combinaison particulière d’activité et d’étirement, associée à un retrait attentif, qui provoque cet équilibre rapide. En ce sens, nous, les professeurs de yoga, avons une profession avec une grande responsabilité sociale, car notre société surexcitée n’a besoin de rien de plus urgent que de détente, et c’est à cet effet que nous mettons à disposition des espaces, du temps et du savoir-faire.

 

Alors que la pratique de l’asana est très populaire et présente dans les médias, les recommandations morales de comportement, yama et niyama, restent dans l’ombre. Et ce, bien qu’elles constituent la première et la deuxième étape de l’ “octuple sentier”, c’est-à-dire la base de la voie de la pratique. La pratique du yoga ne commence-t-elle pas par une rencontre sociale et non par une belle posture corporelle ? Bien sûr, on parle et on écrit sur l’éthique, mais devient-elle pour autant une tradition vivante ? C’est justement dans les jours de crise que nous vivons qu’il serait judicieux de renforcer la morale des gens et de consolider non seulement les disques intervertébraux, mais aussi notre pensée et nos attitudes face aux questions existentielles de l’humanité.

 

Avec les principes yama et niyama, nous disposons d’un kit moral clair et compréhensible : 5 principes yama pour une vie commune proactive et 5 principes niyama pour l’affirmation de soi et le développement spirituel. Les deux orientations s’entremêlent et se renforcent mutuellement. L’engagement social nécessite une conscience de soi compétente. S’engager publiquement pour une bonne cause nécessite à son tour une conviction solide, mais aussi une bonne dose d’équanimité.

 

J’essaie d’interpréter les principes de yama et de niyama de manière moderne. Car je considère qu’une morale incompréhensible est inutile, comme un médicament dont je ne comprends pas le mode d’emploi. J’essaie donc de me passer de termes à connotation religieuse. L’éthique est pour moi la base de toute pratique spirituelle, qu’il s’agisse d’un modèle de croyance religieuse ou d’une science empirique comme le yoga. Cette base doit être l’essence de tout. Ce qui nous relie tous. Par ailleurs, de plus en plus de personnes vivent sans confession, et elles aussi doivent prendre des décisions morales au quotidien. En 2017, ils représentaient déjà 17%(1) de la population en Autriche.

 

Dans mon livre (2), j’ai interprété le terme asteya (ne pas voler) de la manière la plus large – au vol de droits de toutes sortes, pas seulement de droits de propriété. Le droit à une bonne vie, le droit à l’éducation ou à un corps intact ne sont-ils pas également des droits, tels qu’ils sont notamment inscrits dans les droits de l’homme, qui ont une signification existentielle, peut-être même plus importante que le droit aux biens ? Et que signifie d’ailleurs asteya face à une répartition mondiale des revenus extrêmement injuste ?

MISE EN PRATIQUE CONCRÈTE

Comment puis-je pratiquer le yama et le niyama ? Alors que les principes du niyama peuvent être combinés avec un travail corporel régulier, les principes du yama restent souvent abstraits. Ils nécessitent donc un modèle séculier de pensée et d’exercice.

Pour cela, j'ai développé deux possibilités:

Le contrôle de la moralité

En 1902/03, le sociologue Émile Durkheim a donné un cours à la Sorbonne sur les critères de la moralité. Il cherchait une explication laïque de ce qui permettait de mesurer l’action morale et a fourni 3 concepts : Volonté, renoncement et attachement. Je prends ces notions et j’en fais les piliers de mon champ d’exercice. L’orientation vers l’avenir est le quatrième pilier. J’ai placé chaque yama (non-violence, véracité, respect des droits d’autrui, mode de vie modéré et non-thésaurisation) dans ce champ d’exercice imaginaire à titre d’essai. L’essai a bien fonctionné, ma pensée s’est aiguisée à l’aune de ces critères. Faites l’essai ! Vous pourriez aussi réfléchir à une seule question qui vous préoccupe, par exemple : est-il logique de m’engager contre la destruction de la forêt tropicale (ahimsa) – qu’en est-il de mon engagement volontaire, à quoi dois-je renoncer, pourquoi le fais-je et serait-ce une contribution durable ? Il est préférable de réfléchir par écrit, notre mission sera alors plus claire et les angles morts de notre pensée seront plus faciles à découvrir.

Le changement de comportement induit par un bhavana

Comme deuxième tâche d’analyse, qui se prête aussi bien à un petit travail d’écriture, je recommande d’examiner son propre comportement quotidien et de découvrir si, à l’aide d’un bhavana (YS 1.33 : Maitri, Karuna, Mudita, Upeksha), un tournant salutaire a été possible dans un cas concret ou pourrait l’être à l’avenir. Si nous écrivons quelque chose à l’avance, il est plus facile de le rappeler plus tard. J’ai essayé d’ajouter quatre postures de bhavana à chacun des cinq principes du yama et j’ai ainsi repensé 20 fois à d’anciennes expériences ou à ce qui venait de se passer. Il ne s’agissait pas de m’auto- flageller ou de briller en tant qu’élève modèle, non : je m’efforce d’être radicalement authentique et de sentir le tournant moral dans chaque rencontre, par exemple qu’est-ce qui m’a aidé à m’enraciner dans l’ahimsa lors de cette rencontre difficile ? Mes exemples se trouvent dans ce qui est proche, dans le banal, mais qu’est-ce qui est banal ? Les grandes solutions aux guerres, aux catastrophes naturelles, à la faim et à la misère nous dépassent. Si nous commençons à pratiquer à petite échelle, nous pouvons grandir avec les défis. C’est aussi ce que les enseignants de yoga peuvent transmettre, c’est ce que nous pouvons encourager.

APPORTER UNE VISION AU GRAND PUBLIC

Si le yoga entre dans la vie quotidienne, les exemples sont aussi variés que nos vies le sont. C’est pourquoi ces projets ne sont que des exemples et non des modèles pour un engagement typique des professeurs de yoga. Chacun doit trouver lui-même ce pour quoi il vaut la peine de s’engager de tout son cœur.

1.  Je m’engage depuis 2021 dans Yoga for Future, une initiative des professeurs de yoga Gudrun Komrey et Hardy Fürch. Nous nous rencontrons régulièrement via zoom et nous nous demandons comment nous pourrions faire preuve de responsabilité sociale en tant que professeurs de yoga. Nico Raabe, une enseignante de yoga munichoise qui a lancé l’initiative “Restons au sol – des Yoginis refusent l’avion”, est également de la partie. Je trouve cette idée profondément judicieuse. C’est un merveilleux exemple de fondement en yama (ahimsa : quelle est la contribution à la destruction de l’environnement en tonnes de CO2  émises par les vols ? Satya : quelle est la véritable part des coûts dans les prix ? Brahmacharya : quel est notre mode de vie, est-il modéré ?). Le yoga moderne et occidental fait de la publicité pour les voyages en avion pour des formations, des retraites et des vacances de yoga. Combien de tonnes de CO2 valent mes moments de détente à l’autre bout du monde ? Mais ce qui est important, c’est qu’il s’agit d’un renoncement volontaire et non d’une interdiction de prendre l’avion ! Rappelons-nous le critère “volontaire” de Durkheim. Chacun peut prendre conscience de sa propre responsabilité.

2.  Je m’engage pour les personnes réfugiées, nous gérons une maison de rencontre ouverte dans notre ville natale et c’est pourquoi je participe de temps en temps à des manifestations à Vienne. Honnêtement, c’est difficile pour moi, le côté bruyant ne me convient pas et je me sentais souvent perdue entre les groupes et leurs banderoles. Cela a changé lorsque j’ai brandi et collé sur mon sac à dos un papier sur lequel était écrit : “Restons-en à la vérité”. Yoga Sutra 2.36. L’Afghanistan n’est pas un pays sûr. Ceux qui rentrent et ceux qui sont expulsés risquent la mort. Entrer dans Satya en tant que yogini – c’est là que je me suis soudain retrouvée et ancrée. La morale du yoga m’a aidée à défendre quelque chose et à participer à la marche.3.

3.  Pourquoi est-ce que j’aime tant enseigner aux personnes qui attendent une procédure d’asile équitable en Autriche et qui ne se voient pas attribuer de cours d’allemand ? C’est probablement asteya et la conviction que pour les yogini, le respect des droits des autres fait partie des racines morales existentielles. Je mène moi-même une vie heureuse dans l’aisance, d’autres en sont privés. On peut vouloir ressentir cette injustice ou la refouler. Mon pouvoir d’action est limité, mais je peux au moins une fois par semaine leur parler d’égal à égal, leur témoigner de l’estime et du respect et leur transmettre l’une ou l’autre chose. Asteya me rassure : il est d’une importance essentielle que nous nous traitions mutuellement avec respect. Si nous dépouillons les autres de leur dignité, nous nous avilissons nous-mêmes.

ATTEINDRE CEUX QUI ONT LE PLUS BESOIN DU YOGA

La pratique du hatha yoga est efficace et l’éthique du yoga peut également être une bonne aide à la décision au quotidien. Il est cependant dommage que nous, les professeurs de yoga, n’atteignions pas toutes les personnes qui en ont besoin. Et ce, bien que le yoga soit en plein essor en Occident. Pourquoi en est-il ainsi ?

Le yoga occidental est surtout féminin, mais les hommes aussi auraient besoin de se détendre et pas seulement de pratiquer des sports orientés vers la performance, une méthode attentive au corps et à la respiration et aux questions morales leur ferait du bien. Il faut donc davantage de jeunes hommes qui reconnaissent que ce métier relève de leur responsabilité sociale et qui souhaitent transmettre la pratique corporelle, mais aussi l’éthique.

 

De même, les personnes défavorisées financièrement et socialement viennent rarement au yoga, car celui-ci est souvent perçu comme un style de vie urbain de la classe moyenne. Non seulement le cours, mais aussi les accessoires, les vêtements et les vacances, des must-haves apparents, coûtent de l’argent. Celui qui doit économiser sur le chauffage ou même sur les achats alimentaires renonce sans doute à se laisser aller à la détente. C’est fatal, car la pauvreté stresse et l’angoisse existentielle épuise. Les réfugiés sont également reconnaissant pour de telles propositions. J’ai récemment donné une leçon à des Ukrainiennes. Cela s’est étonnamment bien passé, même sans beaucoup de mots.

 

Les professeurs de yoga qui souhaitent assumer une responsabilité sociale pourraient commencer par là : trouver un accès aux groupes sous-privilégiés et développer des offres à bas seuil, soit à titre bénévole, soit avec des concepts de sponsoring nouveaux et créatifs. Une première étape possible serait de prendre contact avec des services d’accompagnement social.

J’espère avoir pu vous donner quelques idées. Je me réjouis également de lire vos réactions. Vous pouvez m’écrire à : kontakt@vyana.at

(1) source : www.diepresse.com/5264108/religion-in-oesterreich-mehr-konfessionslose-mehr-muslime, 20.8.2022

(2) Alexandra Eichenauer-Knoll : „Yoga und soziale Verantwortung. Sich gründen im Außen und Innen mit Yama und Niyama“, Windpferd Verlag, 2022, ISBN 978-3-86410-352-0