par Alexey Savenko,

Enseignant de yoga, Expert d’arts martiaux, Directeur de l’école d’instructeurs de musculation « Abhaya », Fondateur du style « Sadhana Yoga », Lieutenant Colonel aux forces territoriales de défense des forces armées d’Ukraine

Kharkiv: Le guerrier-yogi

A propos de la peur de la mort et du moment où mon sang s'est mis à bouillir

Lorsque la guerre a commencé, je vivais déjà depuis 12 ans en tant qu’enseignant de yoga, ancré depuis 24 ans dans une pratique personnelle du yoga. Les valeurs qui me guidaient étaient la liberté, le développement spirituel, la beauté, l’art et l’amour. J’ai appris à mes élèves à vivre pleinement leur vie, à explorer le monde sous toutes ses coutures et à faire preuve de résilience, de détermination, de courage et de gentillesse.

Essayez d’imaginer : en une seule journée, mon mode de vie a commencé à s’effondrer sous les bombardements, et l’avenir s’est dissout dans le chaos.

Dans le yoga, il existe un principe appelé ahiṃsā – ne pas nuire – un mode de vie que les yogis considèrent comme sacré. Mais comment pouvais-je vivre selon le principe d’ahiṃsā alors que de la violence m’était infligée à moi, ma famille et à mon monde ? Pour préserver mon mode de vie, j’aurais dû abandonner Kharkiv ainsi que mon studio de yoga et me résigner à la brutalité qui s’abattait sur les Ukrainien.ne.s dans les territoires occupés.

En tant qu’officier supérieur des forces spéciales de mon pays, j’avais cultivé un sentiment de noble responsabilité guerrière. Il y a dix-sept ans, j’avais quitté la voie du combattant pour embrasser la paix, croyant au dialogue, à la coopération et au travail d’équipe : c’étaient les moyens que j’avais choisis pour apporter de l’harmonie dans le monde. Mais la pure injustice dont j’ai été témoin, le fait de voir des personnes âgées, des femmes et des enfants mourir devant ma porte, dans mon propre quartier, m’a atteint au plus profond de mon être.

J’ai senti que c’était mon devoir d’arrêter ce massacre dans ma ville, d’empêcher sa destruction. Ma mère, ma sœur et ses enfants, la femme que j’aime et son enfant, mes proches et mes amis, tous se sont tournés vers moi pour obtenir du soutien. J’ai ressenti de la peur et de la confusion, ne sachant pas quoi faire. Mais je savais que je devais être leur pilier, le protecteur de ce pays. C’est ainsi que le yogi a revêtu l’armure du guerrier.

Les gens fuyaient la ville en masse. La panique et la terreur s’emparaient des rues et des gares. Un groupe de mes amis et d’hommes partageant les mêmes idées s’est rassemblé, prêt à défendre nos maisons. Armés uniquement de fusils de chasse, nous nous sommes postés à la périphérie de la ville, attendant l’armée qui envahissait le pays. Nous avons vu d’énormes missiles destructeurs s’écraser sur des bâtiments civils et des maisons, faisant trembler le sol sous nos pieds. L’impact de ces moments est inoubliable. Pourtant, dans les yeux de mes camarades, j’ai vu une force et un soutien mutuels. Savoir que vous n’étiez pas seul, que vos amis partageaient la même attitude de défi face à cette invasion brutale était inestimable.

À chaque mission que j’ai entreprise au cours de ces premiers mois de guerre, je me suis tourné vers les méthodes du yoga. Sur le champ de bataille, rien ne se passe comme prévu et les choses sont toujours pires que ce que vous imaginez. Vous devez constamment et fermement contrôler vos émotions, quels que soient les immenses facteurs de stress auxquels vous êtes confrontés. C’est bien plus que ce que relatent les journaux ou que ce que montre la télévision. J’ai compris que pour être efficace, je devais maintenir un état de calme, de clarté et de centrage – un travail que les techniques de concentration m’ont aidé à maîtriser.

Un jour, deux de mes étudiants – des hommes jeunes, forts et beaux – sont venus me demander conseil. Ils avaient été mes collègues instructeurs à l’école de musculation « Abhaya » et étaient sur le point de s’engager dans l’armée ukrainienne, bien qu’ils n’aient aucune expérience militaire. En tant qu’enseignant et yogi, je ne pouvais pas influencer leur décision, sachant pertinemment que leur vie serait gravement menacée et qu’il y avait de fortes chances que leur mère et leurs proches ne les revoient jamais. Mais je n’ai pas pu les dissuader non plus, car j’ai reconnu que le caractère absolu de leur décision était en adéquation avec les valeurs que nous partagions : le droit de vivre librement et de faire ses propres choix.

En temps de guerre, vous vivez dans un état constant de stress et de tension. Les structures et assistances sociales familières disparaissent ; la réalité qui vous entoure est inhabituelle, incertaine, terrifiante. Vous êtes témoin de nouveaux décès. À certains moments, la peur vous saisit, soudaine et paralysante. Vous êtes confronté à un choix : céder à la panique et devenir inutile, ou surmonter la peur et poursuivre votre mission.

Vous vous remémorez toutes les techniques de yoga que vous avez apprises pour amener de la conscience dans votre peur. Dans les cas les plus durs, lorsque des bombardements intenses vous réduisent à un état de tremblement, vous essayez de contrôler votre respiration. La pratique du prāṇāyāma devient alors absolument essentielle. Si vous parvenez à contrôler votre respiration et à ralentir votre rythme cardiaque, il y a des chances que vous puissiez également maîtriser votre peur.

Vous apprenez à fortifier votre conscience, en cherchant des moyens de faire évoluer votre esprit vers un état moins susceptible de céder à la peur. Cela peut être assimilé à des techniques de  vairāgya extrême (détachement). J’ai commencé à observer ma peur, en notant quand elle surgissait et en cherchant ce qui l’apaisait. J’ai fait l’expérience de changer de perspective, en me lançant dans une analyse intellectuelle de la situation. Cela m’a débloqué et m’a permis de passer à l’action.

Lorsque je suis retourné à l’abri, mes réflexions existentielles n’ont pas cessé. Je me suis retrouvé dans un état continu de dhyāna – méditation profonde – élevant le niveau de mes pensées, réfléchissant à des concepts de plus en plus abstraits.

À d’autres moments, ma sensibilité et mon intuition se sont accrues. Avec le temps, vous commencez à sentir le danger qui se rapproche, vous devenez plus conscient et plus vigilant. Vous commencez à sentir les délimitations des espaces où la mort rôde déjà et ceux où elle n’est pas encore arrivée.

Chaque mois de guerre a un impact considérable. Je ne saurais dire à combien d’années équivaut une seule année au front. Vous devenez érudit à une vitesse vertigineuse, vous comprenez ce qui est important et ce qui est éphémère, quelles sont les vraies valeurs et ce que vous regretteriez de ne pas avoir fait si vous mouriez. En yoga, il existe une pratique appelée « méditation sur la mort », qui permet de clarifier votre voie souhaitée et le but que vous désirez atteindre. La guerre est une immersion dure et réelle dans cette pratique, qui vous oblige à prendre conscience de qui et de ce que vous aimez, et ce sans quoi vous ne pouvez pas imaginer votre vie.

Tout au long de mon service, je n’ai cessé de revenir à la voie que j’avais choisie, celle de l’enseignement et du mentorat. Après un an de service, j’ai été réaffecté à un centre de formation, promu lieutenant-colonel et chargé de la formation d’un nouveau bataillon. C’est là que j’ai commencé à transmettre mon expérience et mes connaissances en matière de combat.

La partie la plus difficile de cette guerre est peut-être de faire face à la perte de ses camarades. J’ai dû remettre les effets personnels d’un officier tombé au combat à sa femme, qui ne le reverra jamais. Son corps est resté en terrain occupé. C’était affreux. Je souffre de voir ma ville en ruines et déserte. Et je n’arrive pas à comprendre comment nous avons réussi à maintenir notre propre armée pour la troisième année face à la « deuxième armée la plus puissante du monde ».

J’espère que l’exemple du courage et de la volonté des Ukrainien.ne.s sera au moins partiellement compris par les habitant.e.s d’autres pays européens et qu’il les incitera à être fort.e.s.  Nous tenons bon, mais nous avons besoin d’aide. Nos guerriers sont devenus des experts dans la lutte contre un ennemi vaste, puissant et perfide, ainsi que dans la victoire.