par Dmytro Danylov, EUY President ad interim

Le yoga en temps de guerre

Introduction

Guerre et yoga. Il y a dix ans à peine, ces mots semblaient antinomiques, en particulier au sein de la communauté occidentale du yoga. Pourtant, l’histoire du yoga nous révèle une autre histoire. La Bhagavad Gîtâ, peut-être l’un des ouvrages les plus vénérés du yoga, se déroule sur un champ de bataille, où le Dieu Krishna transmet la sagesse des nombreuses voies yogi à un Arjuna en proie à des conflits intérieurs. De même, dans diverses traditions tantriques, les rituels ont toujours été utilisés lors des conflits, et les ordres du yoga ont souvent joué un rôle actif en temps de guerre.

Malgré ces exemples, certain.e.s praticien.ne.s modernes préfèrent idéaliser le yoga, affirmant qu’il se situe au-dessus de ces réalités brutales. Mais le yoga peut-il vraiment rester à l’écart des défis auxquels l’humanité est confrontée ? Absolument pas. Le yoga n’est pas une abstraction ; il existe à travers ses pratiquant.e.s, qui vivent, luttent, apprécient et persévèrent dans le monde tel qu’il est. Que ce soit sur les champs de Kurukshetra ou dans le chaos de Trafalgar Square, le yoga reste un outil intemporel pour affronter les épreuves physiques, émotionnelles et spirituelles.

Cet article explore ce que signifie la pratique du yoga au milieu des ravages de la guerre moderne : partage d’expériences, d’émotions brutes et de questions profondes qui demandent notre attention.

Les premiers jours de la guerre : temps suspendu, souffle coupé

Je me trouvais dans mon appartement à Kiev. Il faisait encore nuit dehors quand le silence matinal a été brisé par des explosions faisant trembler l’immeuble. Réveillé en sursaut, le cœur battant, j’ai instinctivement eu cette certitude : « Ce sont des bombes ». J’ai reconnu le son de Marioupol en 2014. En quelques minutes, j’ai rassemblé mon argent, mes documents et les clés de ma voiture, me déplaçant rapidement, sans hésitation. Mon seul objectif était de récupérer ma fille et de quitter la ville. Dix minutes. C’est le peu de temps qu’il m’a fallu.

Dans la rue très calme, l’air était lourd. Les rares personnes présentes se déplaçaient rapidement, mais en silence. Je n’ai pu vraiment expirer pour la première fois qu’après m’être assuré que ma fille était en sécurité.

J’avais déjà été témoin de la guerre, mais pas de cette manière. Cette fois-ci, c’était différent. En 2014, il s’agissait d’une incursion progressive : les forces russes s’étaient immiscées dans la région de Donetsk en civil, munies d’armes légères. Mais cette fois, nous parlons d’une véritable invasion qui commençait : des chars, des avions et des pièces d’artillerie lourde ont franchi nos frontières, dévastant les villes et s’attaquant sans pitié aux civil.e.s. Le contraste surréaliste était impossible à comprendre. La vie quotidienne battait son plein dans les villes mais, en même temps, la destruction faisait rage.

Au début, mon esprit a résisté à la réalité, incrédule. Des images de guerres antérieures – Irak, Yougoslavie, Tchétchénie – me sont venues à l’esprit, mais aucune n’était comparable à celle-ci. L’horreur était unique, évoquant des images de la Seconde Guerre mondiale. Sauf que cette fois-ci, la Russie était l’agresseur. La prise de conscience s’est avérée une métamorphose douloureuse. L’image des Russes en tant qu’« amis » a volé en éclats, remplacée par une nouvelle identité sans équivoque : nous ne sommes pas eux.

Vivre la guerre de l'intérieur : découverte d’émotions inconnues

Au cours de ces premiers jours, je me suis retrouvé comme dans un état second. Le monde s’était transformé en quelque chose de grotesque, une partie du monde essayant activement de nous anéantir, moi et tout ce que j’aimais. La réalité a fini par s’imposer, et l’ampleur des preuves m’a forcé à l’accepter. Ce n’était pas une plaisanterie cruelle, c’était la nouvelle et horrible vérité.

Notre pays de plus de 40 millions d’habitant.e.s s’est mis à l’œuvre. Les gens ont construit des barricades, se sont portés volontaires sans relâche et ont fait don de tout ce qu’ils pouvaient. Les studios de yoga se sont transformés en abris, en centres de distribution et même en ateliers de fortune pour le camouflage et le ravitaillement. L’Union Européenne de Yoga (UEY) a joué un rôle crucial en créant un groupe Facebook pour mettre en relation des femmes et des enfants ukrainien.ne.s déplacés avec des familles européennes, de nouveaux foyers et du soutien. Des professeurs de yoga de tout le continent – Allemagne, Pays-Bas, Roumanie, Suisse, France, Espagne, … – ont apporté leur aide.

Malgré nos efforts, nos cœurs et nos esprits étaient liés aux lignes de front, divisés entre les soldats et nos proches piégés dans une situation chaotique. Les informations étaient rares, la communication difficile. Des applications de messagerie comme Telegram nous ont permis de rester en contact avec de vraies informations.

Je suis resté en contact permanent avec les personnes qui se trouvaient encore à Marioupol, ma ville natale, durement touchée par l’artillerie lourde russe. Ma mère, ma famille, mes ami.e.s et bon nombre de mes étudiant.e.s et professeurs de yoga y vivaient encore. Une semaine avant le début de la guerre, j’étais moi aussi à Marioupol. J’avais rencontré des gens, nous avions discuté, passé du temps ensemble et pratiqué le yoga. Quelques jours plus tard, la situation est devenue critique. Nous avons discuté des plans d’évacuation, nous nous sommes demandé si notre studio de yoga pouvait servir d’abri et nous avons échangé des conseils pratiques sur ce qu’il fallait faire si les forces ennemies entraient dans la ville. Malheureusement, la communication avec Marioupol est rapidement devenue difficile, et les nouvelles se sont faites de plus en plus sombres.

L’enseignant avec qui je travaille en binôme, Timur Shevchuk, qui est également officier militaire, m’a appelé depuis les tranchées. Il était sur le front depuis le premier jour, se défendant contre les attaques des Russes. Nos conversations avaient été brèves et sérieuses jusque-là, mais celle-ci était différente. Il avait l’air tendu, et il était clair que les choses empiraient. La ville était encerclée et il m’a annoncé que ce serait peut-être notre dernier appel. Les soldats se repliaient dans la ville et les voies de communications seraient probablement coupées.

Finalement, nous avons perdu tout contact avec Timur. De temps en temps, lorsque des ami.e.s ou des étudiant.e.s parvenaient à lui envoyer des messages, je recevais de ses nouvelles. J’ai appris qu’un autre professeur de yoga avait dû quitter sa maison et s’installer dans notre studio de yoga avec sa famille. L’espace, où l’on ne pratiquait auparavant que le yoga, servait désormais d’hébergement à plus de 200 personnes, y compris des enfants et même des animaux domestiques. Il y avait peu de nourriture et d’eau, et les magasins étaient vides. Elena, l’épouse de Timur et l’une de mes étudiantes, m’a expliqué que les vivres commençaient à manquer et que les bombardements étaient incessants. Malgré les circonstances désastreuses, certain.e.s de mes élèves ont réussi à garder espoir, même si le danger était évident pour tout le monde.

J’ai également reçu un bref appel de ma mère. Elle avait réussi à quitter Marioupol et se trouvait dans un petit village à proximité. Ils avaient un peu de nourriture et accès à un abri antiatomique, où ils passaient la plupart de leur temps. Ce fut notre dernière conversation et je n’ai plus eu de nouvelles de sa part pendant un mois et demi.

Ce n’est qu’un aperçu de ce qui se passait. Marioupol a été la plus touchée, mais d’autres villes ont également été attaquées ou ont vécu dans un état d’incertitude permanent. Les mauvaises nouvelles affluaient de toutes parts. La charge émotionnelle était immense : colère, dégoût, chagrin, peur, déception, regret, fierté, soutien. Ces sentiments étaient puissants et bruts, loin du genre d’émotions que l’on ressent en regardant une série TV. Ils étaient réels, profondément troublants, et ils vous donnaient une sensation intense d’être  vivant, sensation qui ne vous quitterait plus jamais.

L'éthique yogi face à la guerre

En étudiant le yoga, nous nous immergeons dans des principes qui façonnent notre perspective sur la vie : ahiṃsā (non-violence), dharma (devoir vertueux), maitrī  (bienveillance), karuna (compassion), asteya (ne pas voler), et d’autres encore. Nous lisons les écritures, analysons leur signification, en débattons avec d’autres pratiquant.e.s et structurons même des cours autour de la compréhension des émotions, des perceptions et des processus de pensée. Souvent, nous en venons à croire que nous avons intériorisé ces enseignements et que nous vivons selon leurs valeurs.

La guerre met ces croyances à rude épreuve. Des idées qui semblaient simples deviennent soudain confuses et compliquées. Face à la violence et à la perte qui vous ébranlent jusqu’au plus profond de votre être, même les valeurs les plus fortes vacillent. Vous vous considérez peut-être comme quelqu’un de gentil, de discipliné et de compatissant, mais la guerre a le don de tout ramener à la stricte vérité : ces qualités résistent-elles dans les moments difficiles ou finissent-elles par s’effondrer ? Elle vous oblige à examiner attentivement les choses, et les personnes, qui comptent vraiment. Vous voyez les personnes que vous fréquentez sous un nouveau jour, découvrant des failles ou des forces dont vous n’aviez pas pleinement conscience. La clarté peut être libératrice pour certain.e.s, étouffante pour d’autres. Témoigner de la façon dont la guerre remodèle la vie de celles et ceux qui vous entourent est une leçon en soi.

La guerre ne teste pas seulement votre croissance individuelle ; elle entraîne des défis moraux et culturels incessants. Des compatriotes sont tué.e.s chaque jour, que ce soit sur le champ de bataille ou par des frappes de missiles qui détruisent la sécurité de lieux ordinaires – maisons, hôpitaux, infrastructures. Des vies innocentes, y compris celles d’enfants, sont perdues. Des propriétés, des entreprises et des rêves s’évanouissent en un instant. L’angoisse et la colère qui découlent de cette destruction sont profondes et justifiées. Si quelqu’un perd un membre de sa famille, comment ne pas éprouver de la haine envers l’agresseur ? Comment ahiṃsā peut-il s’appliquer ici ? Telles sont les questions que se posent les yogis ukrainien.ne.s. 

La rupture de la communication avec les yogis, les ami.e.s et la famille russes constitue un autre aspect pénible de la situation. Certains liens restent intacts, mais d’autres sont irrémédiablement rompus. Comment continuer à parler avec des proches qui se réjouissent de la destruction de votre ville ou qui croient à la propagande appelant votre pays à se rendre ? Le décalage semble surréaliste. Comment donner un sens à des êtres chers qui semblent transformés en porte-paroles de la propagande ? Existe-t-il un espoir de rester en contact, ou ce lien est-il irrévocablement perdu ? Les professeurs de yoga ukrainien.ne.s sont régulièrement confronté.e.s à ces dilemmes.

Il y a aussi la question d’asteya (ne pas voler). Comment faire face à la destruction de maisons, d’entreprises ou de villes entières ? La lutte pour concilier ce principe avec le sentiment profond de perte est tout à fait réelle.

La culpabilité apparaît également de manière inattendue. Nous pensons généralement que la culpabilité est une réponse à un acte répréhensible mais, dans ce cas, elle se manifeste différemment. Les personnes qui survivent à des attentats ont souvent le sentiment de ne pas en avoir fait assez pour empêcher la destruction ou sauver d’autres personnes. La méditation ne suffit pas à résoudre ce problème. Il s’agit d’un sentiment viscéral et omniprésent, qui exige une approche fondée à la fois sur une compréhension philosophique et sur un soutien pratique.

Ces questions ne sont pas purement théoriques. Il s’agit de problèmes urgents et concrets auxquels sont confrontées des personnes réelles. Certaines de ces questions restent sans réponse, mais la recherche de la compréhension se poursuit. Le yoga doit se confronter à la complexité de la guerre moderne, en explorant ses dimensions spirituelles, karmiques et énergétiques. Les réponses peuvent être lentes à venir, mais le processus de recherche est crucial.

Conclusion

La Bhagavad Gîtâ commence par le désespoir d’Arjuna. Entouré d’amis et de membres de sa famille des deux côtés du champ de bataille, il remet la guerre en question. Les enseignements de Krishna remodèlent sa compréhension, redéfinissant le yoga et le but de l’humanité.

Dans cette guerre, j’espère que la souffrance, la résilience et les leçons apprises laisseront une empreinte significative. Peut-être que, à l’instar d’Arjuna, l’humanité en sortira grandie et dotée d’une compréhension plus pro