Prāṇa, asmitā et viveka. Réflexions sur le Congrès du Yoga, Zinal 2024

Texte: Osman Yoncaova. Traduction: Amélie Michaud

Prāṇa, asmitā et viveka. Réflexions sur le Congrès du Yoga, Zinal 2024

Zinal est un lieu où l’on peut ressentir de près la force vibrante de la vie. La roche ancienne des montagnes, le froid du torrent Navisence, la chaleur à la fois nourrissante et exigeante du soleil, la colère et la beauté de l’air, le ciel. En août 2024, des praticien·nes de yoga de vingt-quatre pays européens se sont réuni·es  ici pour apprendre et expérimenter ce qu’est la force vitale, prāṇa. J’ai été envoyé à Zinal par l’association allemande BDYoga pour animer des ateliers sur le prāṇāyāma et la méditation. Sur place, on me donne un autre objectif. Je recueille un bouquet d’impressions sous forme d’interviews, à transmettre en plus de mes expériences.

Dans presque toutes les conversations, je ressens un sentiment d’ouverture, de gaieté et de bonheur. Il n’est pas étonnant que certaines personnes considèrent le congrès comme une fête. Lorsque je sors dans la rue tôt le matin, je vois des gens aux visages joyeux qui se dirigent vers différent·es professeur·es dans la pénombre du jour naissant. Un enseignement axé sur āsana et prāṇāyāma se déroule dans la grande salle. Le professeur dirige le groupe à travers les exercices sur un ton calme et avec des mots clairs. Après la pratique du matin, les participant·es partent chacun de leur côté, pour le petit-déjeuner, pour une promenade le long de la rivière, pour se reposer dans un logement au centre du village ou dans un chalet à flanc de montagne qui leur sert de pension, avant de s’attrouper à nouveau pour la pratique suivante. Ils et elles s’étendent, se rassemblent. Inspirant, expirant. Complétude là-bas, complétude ici, pūrṇam-adaḥ pūrṇam-idaṁ(1).

La journée est remplie de plus de vingt événements et d’un programme en soirée, qui crée un espace de rencontre et offre une nourriture spirituelle et mentale. Outre les sessions principales, où les invité·es d’honneur Swāmī Maitreyī et Siddhartha Krishna alternent le matin et l’après-midi, il y a un large éventail d’autres offres. Celles-ci incluent l’incorporation de la nature dans la pratique, par exemple avec un bain dans la Navizence glacée après une pratique préparatoire appropriée. D’autres pratiquent les ṣaṭkriyās, les āsanas et les exercices de concentration tels que le trāṭaka et intègrent les impressions de la nature dans la méditation. Une offre combine des exercices de voix, de respiration, d’esprit et de corps. Une proposition explore à travers la pleine conscience dans l’interaction le concept de l’entre-deux (madhya), la vacuité (śūnya) et la rencontre. Bien sûr, il y a aussi les formes classiques de yoga avec āsana, prāṇāyāma, pratyāhāra, concentration et méditation, chaque cours ayant un objectif spécifique présenté par les enseignant·es. Au cours des conversations, je me rends compte à quel point je ne suis qu’une petite partie du tableau d’ensemble de Zinal et de la richesse des différentes expériences proposées ici. Les perspectives diverses des professeur·es, associées aux approches variées des participant·es, créent un kaléidoscope coloré qui permet d’observer les facettes du yoga.

Qu’est-ce que le yoga ? Comment trouver le yoga – à Zinal et ailleurs ? Patañjali décrit le yoga comme une transformation du mental (citta) afin de passer de l’illusion sur la réalité de l’être (avidyā) au discernement (viveka). Dépasser l’idée d’une existence indépendante de l’ego (asmitā) joue ici un rôle particulier. La philosophie Sāṁkhya, sur laquelle se fondent les explications de Patañjali, divise le mental/conscience (citta) en trois aspects : ce qui fait le Moi (ahaṁkāra), la cognition ou le mental (manas), et la clairvoyance (buddhi). C’est de la partie buddhi que vient la réalisation claire (viveka) de la vérité. En des termes légèrement différents, la Bhagavad Gītā décrit le yoga comme un processus de détachement du Soi

(nirmamo-nirahaṁkāra(2)) afin de parvenir à une attitude d’ouverture d’esprit, d’ouverture de cœur et de libre volonté, contribuant ainsi au bien dans le monde (lokasaṁgraha). La Gītā soutient que : “La personne qui voit l’essence la plus profonde de l’Être (īśvara) également présente partout, ne nuit pas au Soi par le soi. Cette personne atteint le but suprême.” (BhG 13.28). Ce que les deux exposés ont en commun, c’est que le cœur de ce processus de transformation ne consiste pas à obtenir et à posséder quelque chose, mais plutôt à lâcher prise. Patañjali tout comme les Gītā mentionnent la paire : pratique (abhyāsa) et non-attachement (vairāgya) comme une exigence pour approcher le but du yoga. Tout comme un oiseau a besoin de deux ailes pour voler, nous avons besoin d’abhyāsa et de vairāgya.

Je voudrais rappeler ici que les mots ne sont que des symboles. En particulier dans les différentes langues, telles que celles que nous utilisons au sein de l’Union européenne de yoga (UEY), ils sont porteurs de connotations culturellement colorées et parfois divergentes. Dmytro Danylov, président intérimaire de l’UEY nouvellement élu, évoque l’influence du fond culturel sur la compréhension des symboles – ainsi que sur l’accès au yoga. Alors que le rouge et l’orange évoquent le feu en Espagne, dit-il, les personnes socialisées en Europe de l’Est associent le sang à la couleur rouge. Les mots, les symboles et les concepts ne sont pas la réalité. Ils sont comme le doigt qui pointe la montagne au loin. Ils ne sont pas la montagne. Sur notre chemin, nous devons développer notre propre compréhension basée sur nos expériences. Pour vivre, comprendre et réaliser les concepts du yoga, la pratique est essentielle.

Au cours de ces journées à Zinal, et les participant·es et les enseignant·es ne cessent de décrire la beauté de l’expérience, à savoir que des personnes de tous âges et de tant de pays différents se rassemblent ici pour créer une communion paisible et heureuse, une unité. La gaieté, la légèreté et la simplicité sont les attributs qu’ils et elles utilisent pour décrire cette sensation. Le sentiment de camaraderie s’exprime également de manière visible à la fin du concert de kirtan du dernier soir : les gens forment deux cercles, l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur, se tiennent par la main, fredonnent, se balancent, tandis que les cercles se déplacent lentement.

Le premier jour du congrès, Swāmī Maitreyī explique la relation entre les concepts de prāṇa et les enseignements du Vedanta, du Sāṁkhya et du Tantrisme. Elle utilise une belle image pour illustrer l’idée d’ātman et de brahman : l’individu est comme une bulle de savon qui contient une certain espace, lui donnant sa propre forme. La lumière et les couleurs de l’environnement se reflètent sur sa surface chatoyante (maya). L’espace dans l’espace, le même air à l’intérieur qu’à l’extérieur. Cela rappelle une image similaire utilisée par l’Amṛtabindu Upaniṣad pour décrire cette relation : Lorsqu’une jarre d’argile est déplacée, c’est seulement le récipient qui change de position. L’espace demeure. À l’intérieur comme à l’extérieur, tout n’est qu’un seul et même espace.

Dans un entretien, Swāmī Maitreyī souligne la nécessité d’adopter une perspective au-delà de nous-mêmes et d’inclure la totalité de ce qui nous entoure dans notre pratique. La manière dont nous sommes en relation avec les autres et l’environnement est importante. Comment sommes-nous relié·es les un·es aux autres, comment pouvons-nous apporter quelque chose de positif même dans une situation difficile, comment pouvons-nous apporter de la beauté ou concrétiser un engagement par une présence aidante ? En relation avec la pratique quotidienne du yoga, elle mentionne le principe directeur de Swāmī Satyānanda : “servir, aimer, donner”. Il s’agit là des premières étapes de l’élargissement de l’attention, du “je” de l’ahaṁkāra à “tout cela”.

Lorsqu’il enseigne le yoga, Siddhartha Krishna déroule spontanément sa connaissance approfondie des écritures classiques.  À Zinal, il se concentre sur leur relation avec le prāṇa. Les participant·es au congrès me confient se sentir inspiré·es vers la paix et la bonté par la nature de sa présence. Je saisis une impression de son approche spontanée lorsqu’il rappelle quelques lignes du Ṛg Veda au milieu d’une conversation sur ses observations lors du congrès : “Nous sommes réparti·es sur la surface de la terre. Si nous voulons puiser dans les eaux purificatrices de la sagesse, nous nous rejoignons dans un but commun, venant de tous les côtés. “

 

La vérité ou le bonheur ne peuvent être cueillis quelque part, comme des mirabelles sous un arbre. En fin de compte, nous ne pouvons gagner la clarté qu’à partir de l’intérieur de nous-mêmes. Nous mûrissons au cœur de nos tâches, déceptions, conflits et défis, dans nos relations avec les gens, les animaux, les insectes et la Terre Mère dans son ensemble. Une fois que nous avons reconnu ce dont nous avons besoin pour notre développement, dit Swāmī Maitreyī, nous commençons à abandonner ce qui n’est pas essentiel. “Il s’agit d’être et non d’obtenir”, dit-elle.

Il est crucial que nous nous ouvrions à l’expérience complète, y compris à la beauté et à la laideur du monde, et que nous réalisions que nous ne sommes pas un petit individu isolé. Nous ne sommes pas l’espace clos d’une bulle de savon. S’inspirant de la sagesse des anciens, François Lorin, membre du comité exécutif de l’UEY, souligne que croire que nous avons besoin de beaux endroits et de belles expériences pour trouver le yoga peut être une impasse. Il propose de se demander qui est l’individu à la recherche du bonheur et de la félicité. Ce n’est pas le type et la quantité de carburant qui déterminent l’endroit où une personne qui conduit arrive, dit-il, mais la perspicacité (buddhi) qu’il ou elle développe. Le facteur décisif est la réponse à la question fondamentale du yoga, sur laquelle Rabindranath Tagore a écrit quelques jours avant sa mort(3) :

Avec les premiers rayons du soleil levant,

J’ai demandé au début de ma vie :

“Qui suis-je ?”

Aujourd’hui, avec les derniers rayons du soleil couchant,
Je m’interroge sur la fin de ma vie :

“Qui suis-je ?” 

Pour répondre à cette question, il est peu utile d’acquérir des connaissances, de visiter des lieux particuliers, de collecter des expériences spéciales. Dans un effort pour trouver le bonheur et faire en sorte que le “moi, moi-même, Je” traverse bien la vie, nous voulons démêler les choses, les contrôler, les maîtriser. Nous avons recours à des connaissances intellectuelles, à des explications, à des stratégies, nous divisons les expériences en bonnes et mauvaises – mais ce faisant, nous renforçons la part du “ce qui fait le Moi” (ahaṁkāra) en nous. La beauté de la vie réside dans sa vitalité. Śiva et Śakti ensemble. 

François Lorin dit que le vrai travail commence lorsque nous sommes de retour à la maison, quand les conditions passent de la douceur au défi. Comment pouvons-nous surmonter l’idée étroite d’être un “Moi” isolé ? Comment pouvons-nous surmonter la vision anxieuse et tenace et développer une virtuosité avec laquelle nous dansons à travers l’agréable et le désagréable dans le monde, et « peut-être, simplement en les vivant, (…) entrer insensiblement, un jour, dans les réponses », comme le dit Rilke(4), dans la réponse à la question “Qui suis-je ?”. Patañjali désigne comme yoga cette transformation de la perception erronée (avidyā) au discernement et à la réalisation (viveka). Lorsque les voiles de l’identification à l’ego (asmitā) commencent à se dissoudre, lorsque nous nous libérons des pensées et des histoires dans lesquelles nous nous enfermons, la sagesse (prajña) commence progressivement à agir en nous. Peu à peu, le ciel s’éclaircit et l’essence lumineuse de qui nous sommes vraiment apparaît.

Un kaléidoscope ne montre qu’une image colorée sur l’écran. Pour faire l’expérience de la réalité lumineuse, nous devons traverser l’écran de projection qui nous sépare de la réalité. Une enseignante de Zinal décrit l’expérience du yoga à l’aide d’une métaphore. Elle dit que c’est comme lorsque nous regardons une carte postale et que nous entrons soudain dans l’image, “wow !”, qu’elle soit lumineuse ou sombre, tout commence à pulser, à sentir, à sonner, à vivre”.

Il est temps de dire au revoir à la beauté des hauteurs, où les sommets enneigés brillent dans un ciel bleu profond. Je suis reconnaissant pour les nombreuses rencontres. Je remercie également les organisateurs et organisatrices, traductrices et les membres du bureau, qui, parfois comme des anges invisibles, ont contribué avec une quantité incroyable de travail bénévole et d’aide à ce que tout cela puisse avoir lieu. Sur le chemin du retour, alors que le bus arrive au bord de la route qui descend en lacets vers la vallée principale en contrebas, je discerne une vue d’ensemble. Je suis frappé par la laideur de la façon dont nous violons et exploitons notre mère la Terre au nom de notre civilisation. Nous blessons ce Soi que nous sommes en tout. Après un long voyage en train, j’arrive à la maison. Des factures, une lettre de l’administration, mon vélo avec un pneu crevé et des conflits exigeants dans le groupe de travail m’y attendent. Et maintenant ? Où sont le bonheur et la beauté dans les relations et les actions de la vie quotidienne ? C’est maintenant que commence la pratique du yoga.

Vyāsa dit : “Vivez dans le yoga et vous atteindrez le yoga.”

  1. Citation de la Iśa Upanishad 
  2. Citation de la Bhagavad Gītā 2.71 pouvant être traduite par : la personne qui n’est pas toujours centrée sur elle-même, son moi, ce qu’elle a. 
  3. Source: Ravi Ravindra: The Wisdom of Patañjali’s Yoga Sūtras, Adyar: The Theosophical Publishing House, 2012
  4. Reiner Maria Rilke, Lettres à un jeune poète. Texte original : Vielleicht leben Sie dann allmählich, ohne es zu merken, eines fernen Tages in die Antwort hinein.

Cet article d’Osman Yoncaova (www.atmendesyoga.de) est publié sous la licence «creative commons» CC BY-SA 4.0