par Elaine Nadiv, Professeur de yoga et photographe (Fédération ukrainienne de yoga)
Yogis sans frontières

Survivre à une guerre

Raconter cette histoire devient chaque fois un peu plus facile. Les émotions brutes se sont apaisées, laissant place aux leçons que j’ai assimilées, une prise de conscience des nouvelles compétences acquises et des réflexions sur les erreurs commises à l’époque. Je comprends maintenant que cette expérience est devenue l’épine dorsale de ma croissance. Me voici, vivant dans un autre pays, sans possibilité de retour, mais fortifiée par ce que j’ai enduré.

J’ai appris ce que signifie réellement le contrôle de mes émotions – et ce qui se produit lorsque d’autres ne le font pas. J’ai pris conscience de l’importance profonde d’être concentrée, totalement présente, et d’assumer la responsabilité pour mes proches et les personnes qui m’entourent. Auparavant, je ne faisais pas toujours confiance à mon intuition, je vérifiais souvent les choses plutôt deux fois qu’une ou j’attendais des signes plus clairs. La guerre a changé cela, m’a appris à m’écouter, à me fier à mon instinct et à mes sentiments. J’ai découvert la force des gens prêts à m’aider, à chaque instant, où que j’aille. Parfois, l’aide est venue de manière invisible, indescriptible mais ressentie de manière extrêmement profonde – plus que de simples gestes physiques.

Ce qui m’a donné la force de m’échapper, ce sont mes rêves, les désirs qui m’habitaient et me propulsaient vers l’avant. Le fait de savoir qu’il y avait encore beaucoup à explorer, à apprendre et à voir m’a donné la certitude que je m’en sortirais.

Pas un jour ne passait sans que je pratique le yoga. Le travail sur la respiration m’a permis de contrôler mes états émotionnels, garder mon sang-froid et me sentir entière. Le prāṇāyāma réchauffait mon corps lorsqu’il n’y avait pas d’autre moyen de le faire. Figé par la peur et la tension, mon corps se sentait comme emmuré, mais je me plongeais dans des āsanas pour revenir à moi. Cela m’a permis de m’ancrer, d’approfondir mes réflexions sur les événements en cours et de faciliter la planification et la prise de décisions cruciales.

Ce sont des fragments d’enseignement et d’amour reçus d’autrui qui nous constituent. J’ai ressenti cela de la manière la plus vive qui soit lorsque j’étais sur place, incapable de demander conseil ou de parler à qui que ce soit. Les souvenirs m’ont submergée : chaque leçon de yoga, chaque perle de sagesse de mes professeurs, chaque expérience partagée avec mes proches. Même quand je ne fermais pour ainsi dire pas l’œil de la nuit, j’ai ressenti leur soutien, qui me semblait surgir davantage en rêve qu’en réalité. Dans ces moments-là, oscillant entre somnolence et éveil, j’ai perçu les souhaits, l’espoir de ma famille que je m’en sorte vivante. Je suis reconnaissante à mes professeurs, qu’ils l’aient été consciemment ou pas, pour leurs conseils.

Du 24 février au 15 mars, nous avons survécu à Marioupol.

Une semaine avant le début de la guerre, j’étais déjà prête à partir, ma valise bouclée. Cinq minutes avant les premières explosions dans la ville, une sensation inexplicable m’a réveillée. Les explosions n’avaient pas encore atteint Marioupol, mais les bâtiments tremblaient déjà. Je n’ai pas eu peur ; quelque chose en moi savait déjà, et je me suis rapidement tournée vers mes proches. Le plus dur restait à faire : persuader ma famille de partir. Personne ne voulait quitter la maison, et je ne pouvais pas les abandonner, sachant qu’ils ne s’en sortiraient pas sans moi. Du 24 février au 4 mars, nous sommes restés dans notre appartement avec mes parents et mon fils. Nous avions des réserves de nourriture que j’avais préparées, mais je n’avais pas prévu que nous serions privé.e.s d’électricité, de gaz et d’eau.

Chaque décision critique a été prise après une nuit blanche passée à calculer chaque détail, à méditer et à envisager les conséquences possibles. Je savais à quel point il était essentiel d’avoir plusieurs plans en tête, en m’appuyant sur les expériences passées pour me guider. La décision de prendre le risque de partir sous les bombardements a été prise lorsque j’ai vu un obus passer devant notre bâtiment. Le temps s’est figé. En une fraction de seconde, j’ai sorti mon fils de la pièce et poussé ma mère dehors. Les obus n’ont cessé de pleuvoir pendant trois heures : fenêtres qui volent en éclats, sifflement des missiles, odeur de brûlé et sol qui tremble à chaque déflagration. Cette nuit-là, les frappes aériennes ont commencé. Attendre sans savoir où tombera la prochaine bombe est terrifiant.

C’était notre premier pas vers le départ.

Nous avons emballé le strict nécessaire et nous nous sommes préparé.e.s à partir, avant de découvrir que la ville était en état d’urgence. Nous avons cherché refuge dans le studio de yoga où je donnais des cours, un espace chauffé et  au sous-sol. Mais à mon arrivée, j’ai réalisé que la porte d’entrée avait été forcée. Plus de 100 personnes s’y trouvaient déjà : effrayées, démunies et désespérées. Il n’y avait presque plus rien et très peu d’espace. Pourtant, lorsque j’ai expliqué qui j’étais, les gens ont commencé à nous aider, dégageant un petit coin pour nous et partageant le peu qu’ils avaient. Nous sommes resté.e.s là pendant dix jours. De plus en plus de personnes affluaient jusqu’à ce que tous les vestiaires, toutes les douches, tous les couloirs et les moindres recoins soient bondés. Nous avons cuisiné sur un feu en plein air, appris à anticiper le rythme des bombardements et écouté les sons distinctifs des différents projectiles. Coupé.e.s du monde, nous arrêtions les coureurs dans la rue pour glaner quelques nouvelles, essayant de comprendre ce qui se passait autour de nous.

Nous avons eu de la chance. La neige tombait fréquemment et nous en ramassions pour nous fournir en eau. La nourriture étant rare, nous avons dû trouver des moyens pour en récupérer. Nous avons fouillé des décombres sous les tirs incessants, à la recherche de denrées qui nous permettraient de survivre jusqu’à ce que nous puissions quitter les lieux.

À chaque matin ses nouvelles horreurs : toujours plus de bâtiments brûlés, de cadavres laissés à même la rue, d’hôpitaux fermés, de voies de communication coupées. Étrangement, je n’ai ressenti ni peur ni chagrin. Je savais que je ne pouvais pas me permettre de ressentir quoi que ce soit, sous peine de perdre la force de protéger ma famille. Je ne leur ai jamais dit ce que j’avais vu, les protégeant de l’horreur qui sévissait alentour.

Des ami.e.s m’ont persuadée qu’il fallait partir et m’ont parlé d’un convoi de voitures qui avait réussi à fuir. Nous avons décidé de le rejoindre le lendemain matin. Lorsque je l’ai annoncé aux membres de ma famille, j’ai vu la terreur dans leurs yeux – il n’y avait pas d’accalmie dans les bombardements, tout brûlait, tout explosait. Mais je n’ai pas insisté ; je savais que ce choix n’appartenait qu’à moi.

Cette nuit-là, les bombardements ont continué sans relâche. À 6 heures du matin, j’ai constaté qu’un obus avait explosé à trois mètres de notre voiture, la détruisant : les vitres étaient  brisées, un pneu déchiqueté, l’électronique hors service. Je me suis sentie impuissante. Pendant des heures, je suis restée paralysée. Peut-être que cette capitulation momentanée elle-même était nécessaire, un sas pour une remise en perspective, pour me rappeler que je représentais plus que ces circonstances qui m’écrasaient.

Cinq heures de réparations désespérées plus tard, nous étions prêt.e.s : six personnes et deux chats, entassé.e.s dans la voiture, rejoignant un convoi dans le fracas des avions et des explosions. Nous ne pouvions remplacer qu’un seul pneu et, peu après, nous avons heurté un autre fragment d’obus, provoquant une crevaison lente. Nous avons avancé à vitesse d’escargot, nous arrêtant tous les cinq kilomètres pour le regonfler, approchant toujours un peu plus de la sécurité.

À l’extérieur de Marioupol, nous nous sentions un peu plus sûr.e.s, même s’il nous restait encore 90 kilomètres à parcourir. À un arrêt, un autre conducteur m’a demandé si je connaissais le chemin. J’ai répondu par l’affirmative, mais il nous faudrait aller lentement compte tenu de l’état de la voiture. À notre grande surprise, il nous a offert sa roue de secours et a proposé à mon fils et à ma mère de monter dans son véhicule, nous apportant la chaleur et le réconfort dont nous avions désespérément besoin. Le soulagement que j’ai ressenti en les sachant en sécurité m’a encouragée à continuer.

Je ne peux pas raconter tout ce qui s’est passé. Mieux vaut taire certaines histoires. Mais voici ce qui compte le plus : les gens peuvent faire des choses incroyables lorsqu’ils veulent vraiment survivre. Et c’est le yoga, ma pratique quotidienne, qui m’a ancrée et m’a donné la clarté nécessaire pour prendre des décisions salvatrices. J’ai également vu combien de personnes étaient prêtes à m’aider. Vous recevez du soutien lorsque vous vous engagez pleinement dans votre objectif, et le nôtre était de survivre et de mettre nos proches en sécurité.