par Clara Dunoyer (extrait de son mémoire, Agama)

FIDHY Infos 96 _ Mars 2024

Yoga et appropriation culturelle : décryptage des enjeux

Commençons par définir l’appropriation culturelle, un terme assez complexe sous de nombreux aspects et souvent mal compris.

L’appropriation culturelle est un concept né dans les années 90 dans le domaine artistique, et cela concernait principalement l’acquisition d’artefacts d’autres cultures par des musées occidentaux. Les artefacts sont disposés dans un espace froid, vidés de leur contexte et privés de leurs utilisations originelles. Tous les jours, les yeux de centaines d’occidentaux vont se poser dessus, en se délectant de leur exotisme. Depuis la fin des années 2000, avec le développement des études critiques (critical studies) aux États-Unis, le terme s’est étendu et désigne désormais l’utilisation d’éléments matériels ou immatériels (symboles, objets ou idées) d’une culture dite “dominée” par les membres d’une autre culture, dite “dominante”, quel que soit le domaine.

Rodnay William, anthropologue, docteur en sciences sociales, travaille sur les questions de la religiosité noire et des questions raciales depuis plus de vingt ans. Il donne la définition suivante de l’appropriation culturelle : “Mécanisme d’oppression par le biais duquel un groupe dominant prend possession d’une culture infériorisée, en vidant de sens ses productions, coutumes, traditions et autres éléments culturels.” 1

On parle donc d’appropriation culturelle dans un contexte de domination. Bien souvent, cet emprunt est animé par la fascination pour une culture, sans intention de nuire, mais avec un regard exotisant propre à la pensée néo-coloniale. Aux États-Unis, cette situation est particulièrement significative lorsque l’on constate que de jeunes Américains blancs se déguisent en utilisant des clichés des vêtements traditionnels des Amérindiens pour Halloween, même si ces peuples ont été victimes de discrimination et d’un fort impact démographique à cause de l’arrivée des colons européens.

Lorsqu’il y a appropriation culturelle, il n’y a pas de partage, les communautés ne reçoivent rien en échange, et le terme “appropriation” fait davantage référence à une sensation de dépossession, de spoliation.

Qu’en est-il dans le yoga ? L’appropriation culturelle dans le yoga désigne le fait d’adopter des aspects de la culture indienne dans la pratique du yoga sans respecter ou comprendre pleinement leur signification et leur origine culturelle. Cela peut inclure l’utilisation de symboles culturels, les mantras, la prétention d’être lié à des traditions spirituelles indiennes sans avoir une  compréhension ou une connexion authentique avec elles, ou encore, la prétention d’être à l’origine d’une pratique. Certaines personnes estiment également qu’une personne occidentale tirant profit de la pratique du yoga en en faisant un “business” peut être considérée comme de l’appropriation culturelle car cela implique l’utilisation d’une culture qui ne leur appartient pas pour des gains personnels.

Nous parlons couramment de biens culturels, de patrimoine ou d’héritage culturel. Ces termes peuvent laisser penser que la culture est une chose appartenant à un territoire ou à sa population. Seulement, la culture n’est pas palpable et n’a pas de frontière. La culture est, indéniablement, un bien précieux, mais elle est commune, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être réduite à une propriété privée. Par conséquent, il est difficile de justifier rationnellement l’idée de “vol culturel”. Néanmoins, au niveau émotionnel, il peut y avoir un sentiment de vol, et cela est tout aussi valide.

Certain.e.s considèrent qu’imitations, emprunts et réinterprétations sont à l’origine de toutes les cultures et qu’ils garantissent sa vitalité. Reconnaître que l’appropriation d’éléments culturels issus d’autres cultures est une constante de l’histoire, ne signifie pas qu’elles peuvent être inégalitaires ou prendre la forme de domination et d’exploitation. L’enjeu n’est donc pas de tracer des frontières culturelles imperméables, mais de questionner et de combattre les reproductions d’inégalités.

Vinyasa, Yin, Hatha, flow, Power, rocket, warrior, Kriya, Yin Yang, Kundalini, Ashtanga, Jivamukti, Bikram, Iyengar, yoga des pharaons, yoga sur chaise, accro yoga restauratif, Nidra, prénatal, viniyoga, yoga dance, face yoga…

Les formes de yoga sont tellement nombreuses qu’il est difficile de toutes les lister.

Le yoga que l’on pratique aujourd’hui est le résultat d’années de mutations, mais à force de mutations, allons-nous vers une perte de sens ?

Ysé Tardan-Masquelier défend très clairement son point de vue dans l’encyclopédie qu’elle a dirigée : “il ne s’agit pas d’une perte de sens ou de spiritualité, mais d’une multiplication des sens. Il n’y a pas de “vrai yoga” ni de “faux yoga”. Toutes les formes de yoga sont des hybridations de diverses cultures, réinterprétations d’éléments existants”.

Mais, comment éviter les pièges d’une appropriation qui irait appauvrir et dénaturer ?

Il me semble que c’est bien là le cœur de l’appropriation culturelle : la mutation du yoga comme voie, chemin, vers une pratique définie dans l’espace et le temps, ce qui lui confère la qualité de bien de consommation. De sorte que “l’on assiste à une segmentation exponentielle de ce marché concurrentiel, sur lequel il faut se différencier pour promouvoir sa méthode” confirme Zineb Fahsi, autrice de Yoga, nouvel esprit du capitalisme. Certaines variantes de yoga sont désormais des marques déposées, telles que le “Warrior Yoga®” créé par Aria Crescendo, ou le “Fly Yoga®” par Florie Ravinet. Et bien avant elles, Bikram Choudhury avait déjà labellisé son “hot yoga” dans les

années 1990.

La relation entre le yoga et le capitalisme est complexe, avec une genèse historique fascinante. En voici une brève synthèse : sous la colonisation, les yogis en Inde, jugés trop indépendants et insaisissables, étaient perçus comme une menace, aussi des lois furent-elles mises en place pour limiter leur influence, contribuant à une perception négative des yogis. Pendant la Révolution Industrielle, des courants intellectuels occidentaux se détournèrent de la modernité, s’orientant vers l’Asie perçue comme détentrice d’une sagesse antique. Swami Vivekananda influença cette perspective en présentant l’hindouisme comme compatible avec la modernité, ouvrant ainsi le yoga au monde. En assimilant les idées britanniques, le yoga réussit à réintégrer la société indienne, tout en devenant un moyen pour les indiens de regagner leur indépendance. Simultanément, il émergea dans la société occidentale grâce aux voyages des pratiquants à travers le monde. Dans les années 60, il séduisit les jeunes occidentaux en offrant la perspective d’un bonheur différent de celui basé sur la consommation matérielle. Alors que la société de consommation prospérait et promouvait le bonheur à travers des biens matériels tels que voitures et électroménager, le yoga proposait une alternative. Il enseignait que le bonheur ne résidait pas dans la possession de biens matériels, mais dans une recherche intérieure et la réalisation de soi. Mais aujourd’hui, le bonheur s’affiche sur tous les écrans sous la forme d’offres spéciales pour tel studio de yoga ou pour des plateformes en ligne pour pratiquer. Désormais, inclure un cours de yoga hebdomadaire dans son emploi du temps chargé est la garantie d’une amélioration de son bien-être dans ce monde exigeant, d’une meilleure gestion du stress urbain et même d’une amélioration des performances au travail. Somme toute, le yoga est devenu une réponse tangible à la recherche du bonheur et du bien-être dans une société qui ne cesse de solliciter ses membres.

La confusion vient probablement de la conception du bonheur. Le but du yoga est de se libérer des causes de la souffrance, de se libérer des peines de l’existence. Si l’on traduit cela rapidement avec une vision occidentale, cela équivaut à trouver le bonheur. Seulement, le mot bonheur n’existe pas dans le vocabulaire du yoga, il préfère celui de contentement, qui fait davantage référence à une intériorité. Ce processus d’éradication des peines engage entièrement un individu pour changer son rapport au monde. Mais cette visée, avec une lecture trop hâtive et superficielle, peut aboutir aux effets inverses. Le yoga peut ainsi être mis au service de fins utilitaristes et consuméristes en vue de la seule aspiration au bonheur ou au bien-être. Une revendication qui peut être source de malentendu car le yoga est aussi renoncement aux plaisirs mondains, libération de tous les désirs pour s’extraire des encombrements qui font obstacle à une vie intérieure se suffisant à elle-même.

Aujourd’hui, le bien-être peut devenir une obligation, une pression sociale qui pèse sur les épaules

de chacune et chacun. Cette recherche effrénée du bonheur peut paradoxalement créer davantage de stress et d’anxiété chez ceux qui ne parviennent pas à l’atteindre, renforçant ainsi la demande pour des produits et services du bien-être.

Dans ce marché compétitif, on observe également un déséquilibre flagrant entre ceux qui ont les moyens financiers d’accéder régulièrement aux cours de yoga, aux retraites et aux équipements, et ceux qui ne le peuvent pas. Cette disparité perpétue un système de colonisation, où certains aspects d’une culture sont exploités à des fins commerciales, tandis que les personnes issues de ces cultures n’ont pas toujours accès aux fruits de leur propre héritage spirituel. Pulan Devi, Susanna Barkataki (influenceuses sur les réseaux sociaux yoga et appropriation culturelle) et d’autres militantes critiquent ce marché orienté vers les européens et les américains, caractérisé non seulement par ses prix élevés, mais aussi par le manque de représentativité pour les personnes de couleur. Leur lutte englobe également les personnes en surpoids, dont les cours ne sont pas souvent adaptés, ce qui peut les faire se sentir mal à l’aise et non incluses dans ce monde souvent centré sur l’image de la perfection. À ce propos, Tirumalai Krishnamacharya a affirmé : “Ce n’est pas à la personne de s’adapter au yoga, c’est au yoga de s’adapter à la personne.”

De plus, le yoga est souvent utilisé comme une sorte de “boîte à outils”. Tout comme la tendance du culturisme pendant la Révolution Industrielle, le yoga peut être perçu comme un moyen d’augmenter l’efficacité personnelle et professionnelle, de mieux supporter le stress quotidien, sans pour autant remettre en question les structures du monde dans lequel nous vivons. Cette vision utilitariste réduit souvent le yoga à un simple outil de productivité, ce qui dénature sa vocation initiale de compréhension de soi et de libération. Dans son ouvrage intitulé Yoga, nouvel esprit du capitalisme2, Zineb Fahsi suggère que le changement d’orientation du yoga, passant de la quête de la libération à une focalisation sur la performance, pourrait découler de certains courants ascétiques du Haṭha yoga. Ces courants étaient exclusivement axés sur l’acquisition de siddhis visant à exercer une domination sur le monde matériel. Cette connexion entre le yoga et ces pouvoirs suggère comment le yoga pourrait ultérieurement être associé à des pratiques d’amélioration de soi.

Zineb Fashi ajoute aussi : “La responsabilité extrême conférée à l’individu sur son bonheur et sa santé, doublée d’une exigence de perfectionnement personnel, représentent une nouvelle morale en phase avec l’idéologie néolibérale, qui encourage l’individu à se concevoir comme une petite entreprise”. Sculpter son corps, éliminer les rides, booster sa libido, réguler ses hormones, rester en bonne santé toute sa vie… autant de promesses faites par de nombreux cours de yoga. Il est évident qu’il est plus vendeur de promouvoir le yoga en mettant en avant ses bénéfices concrets plutôt que d’encourager les individus à le pratiquer sans attente particulière.

1  Rodney William, L’appropriation culturelle, Editions Anacaona, 166p. 2021

2 Fahsi, Z. (2023). Le yoga, nouvel esprit du capitalisme. Les Editions Textuel. p.23